Alexandre Brailowsky & Christophe Beurois – La coopération : Une dimension fondamentale pour agir dans le monde de demain

Alexandre Brailowsky & Christophe Beurois – La coopération : Une dimension fondamentale pour agir dans le monde de demain

Dans le grand chamboule-tout actuel et malgré notre sidération collective, on peut commencer à percevoir quelques lignes dominantes, quelques hypothèses prudentes à avoir en tête pour ne pas dévisser collectivement du mur qui advient.

La première serait surement celle de notre rapport à l’incertitude. Elle nous laisse nus, notamment dans nos outillages démocratiques. Décider dans l’incertain relève visiblement d’une gageure tant nos systèmes démocratiques, ruinés par la défiance, sont démunis pour appréhender le complexe et produire de la décision opérante dans la société. Ce que nous vivons là est une belle répétition de ce qui nous attend dans le futur avec notamment la gestion des dérèglements climatiques.

La seconde est celle de notre fragilité individuelle et collective. Les certitudes tombent les unes après les autres : la toute-puissance de nos modèles économiques imbriqués, la prédation sans fin sur nos milieux naturels, la science comme solution indépassable, le tableur Excell comme modèle de rapport humain, les réseaux sociaux comme socle d’une connaissance partagée, ouverte, un puit sans fond d’apprentissages et de culture, tout cela est secoué par ce que nous vivons. Il n’est paradoxalement pas certain que cela nous conduise à une humilité, un ralentissement, tant notre besoin de normalité et de reprise de trajectoires rassurantes participent de notre attente libératoire après cet épisode.

La troisième est celle de notre capacité individuelle à appréhender la complexité du monde qui vient. Avant l’avènement des réseaux sociaux, de la toile comme on disait à l’époque, un grand patron de chaine de télévision nous avait dit que son job était de vendre du temps de cerveaux disponible à coca cola. Visiblement, c’était un visionnaire et on peut légitimement douter, 20 ans après, que nos cerveaux aient progressés en disponibilité pour s’emparer de la complexité des choses.

Enfin, pour garder un point positif dans cet inventaire assez sombre, nous avons également assisté ces derniers mois à une belle accélération des initiatives de la société civile pour reprendre une place formidable dans l’action, dans le faire et la mise en réseaux. Ce mouvement, préexistant à la crise sanitaire, reste sans aucun doute un démonstrateur positif, un ancrage pour le monde d’après. Il démontre que la coopération entre différents, sans les clivages habituels de compétence, produit à la fois des solutions improbables et performantes et en parallèle, construit des collectifs avec des fonctionnements souples et adaptatifs. Nous sommes passés, sous contingence, de l’orchestre symphonique avec son chef à la baguette à l’orchestre de jazz.

Partons donc de l’hypothèse où la coopération peut être un modèle d’action qui permet de construire des réponses et stratégies opérantes en période de tension. Ces temps singuliers laissent plus de place à des organisations atypiques par la carence des régulations et solutions verticales habituelles, symbolisées dans le cas d’espèce du Covid 19 par l’incapacité de l’Etat à fournir ne serait ce que des masques aux soignants, pour ne prendre qu’un exemple. Ce mouvement est déjà en filigrane dans notre société, une forêt qui pousse quand nous avons une propension à ne voir que les arbres qui tombent.

Pour autant, ce mouvement est en archipel, en communautés autocentrées sur leur propre radicalité qui peinent à faire vague pour déséquilibrer le système et le mettre sur la bonne pente. La question démocratique revient alors comme une composante majeure du jeu, une invention à trouver pour permettre une approche inclusive des différentes composantes de notre société. Faisons un focus sur quelques-unes d’entre elles.

Durant ces dernières années le triangle état – entreprise – citoyen a fait place à un face à face état/entreprise – citoyen en raison principalement d’une convergence d’intérêt croissante entre le monde politique et économique. Depuis quelques années, ce face à face du monde économique et de sa logique financière avec des communautés désagrégées, en perte de repère, de confiance et de plus en plus aspirées par la survie et sa logique au jour le jour a créé un climat délétère propice à l’instabilité institutionnelle. Cette asymétrie de pouvoir renforcée n’est pas tenable d’un point de vue social ni environnemental au regard de ce qui nous attend. La crise sanitaire n’a fait somme toute qu’accélérer le processus de fragilisation du tissu social et comporte un risque important de chaos social mais il représente dans le même temps une opportunité de rectifier le tir si les principaux acteurs de notre société, public, privé et monde associatif, acceptent de mieux coopérer et en même temps d’effectuer le changement nécessaire pour chacun d’entre eux.

La lutte contre la pandémie nous a donner à voir, avec ses bugs inévitables, ce que pourrait produire ce type de coopération. On voit bien que l’efficacité de cette lutte repose pour très grande part sur la capacité des populations à adopter les bons comportements et à adhérer à une stratégie globale. Comme dans toute action, l’appropriation demeure l’élément clef. Cette appropriation repose sur une information transparente, accessible, une implication des citoyens appelés à coconstruire dans la réalité de leur territoire la mise en œuvre de cette stratégie, ce qui dans notre cas d’espèce, n’a pas été, du point de vue de la transparence de l’information, la meilleure des réussites, notamment au regard de ce qu’on fait nos voisins allemands ou d’Europe du nord.

Cette crise oblige donc ces trois composantes à remettre en question leurs modes relationnels et leur raison d’être si elles ont, comme on peut le penser, la volonté de sortir au mieux de cette situation. Une sortie de crise préservant l’équilibre social, l’environnement, l’économie et la démocratie implique, sans nul doute, cette évolution, ce changement.

Le monde de l’entreprise ne peut et ne doit pas s’extraire de cette recomposition. En étant cynique et en se gardant de tout jugement moral, l’entreprise a besoin de clients et n’a pas d’intérêt au chaos social, toujours compliqué à gérer dans les business plans, hormis pour celles spécialisées dans les fournitures diverses pour le maintien de l’ordre. La crise va probablement affaiblir les communautés et la société civile organisée. Or, ni le politique, ni les entreprises n’ont intérêt à la disparition de ces corps intermédiaires qui sont les seuls remparts au chaos social. Ce changement de posture vaut notamment pour l’entreprise qui doit changer la position du curseur de ses habitudes relationnelles et contribuer au renforcement du tissu social et donc au soutien de la société civile organisée. Il s’agit de coopérer avec d’autres acteurs que ceux auxquels l’entreprise consacre normalement son énergie, régulateurs, clients, actionnaires. Bref, que le MEDEF arrête d’envoyer en douce des courriers au gouvernement en peine crise sanitaire pour faire suspendre toutes les faibles avancées sur la régulation environnementale, démocratiquement acquises, au seul motif de son intérêt.

Dialoguer avec les associations, les ONGS, les universités, dans une relation d’égal à égal et non plus dans une relation type fournisseurs clients, descendre dans l’arène du dialogue sincère, y compris dans l’espace public, est un véritable changement de paradigme pour l’entreprise. Elle doit apprendre à construire une relation dépourvue de condescendance ou de contrôle. Il y a du « lâcher prise » dans cette affaire. Cette relation nouvelle doit repositionner au même niveau l’entreprise avec les acteurs de la société civile et permettre un dialogue avec les autorités pour « agiliser » le fonctionnement d’un Etat qui, particulièrement en France, vient de montrer sa lourdeur, sa difficulté à gérer cette crise. Il s’agit bien d’une opportunité qui n’a rien du grand soir mais consiste simplement à optimiser nos ressources et à baser notre fonctionnement sur l’intelligence collective.

Il y a bien évidemment des conditions à réunir pour que ce renversement fonctionne. Chacun des trois secteurs devra apprendre à travailler avec les autres dans le respect des mandats et des statuts. Il ne s’agit plus pour les entreprises de faire des chèques pour se dédouaner sans effort sur leur propre responsabilité mais bien de comprendre la richesse de la société civile et de coconstruire avec elle les solutions de demain.

L’entreprise doit rompre cette alliance unilatérale avec le monde politique afin de réintégrer la société civile rendant ainsi le face à face plus équilibré. Elle doit avec la société civile organisée aider l’Etat à simplifier ses processus et à optimiser les ressources en diminuant bureaucratie et freins. Pour conduire ce changement, les trois secteurs doivent adopter un système d’évaluation de l’impact de leurs actions permettant de passer d’une logique de moyens à une logique de résultats. Cette logique de résultats aura bien sûr des conséquences sur les trois secteurs :

• Rationalisation de l’Etat auquel sera demandé plus d’efficacité et moins de verticalité,
• Responsabilisation d’une société civile organisée capable de rentrer dans cette logique,
• Changement de mode de fonctionnement managérial des entreprises beaucoup plus basée sur l’écoute de ses salariés et du monde extérieur.

Sans lire dans le marc de café pour déterminer au doigt mouillé où nous en serons dans quelques mois avec cette épidémie, nous pouvons quand même être assuré que ses impacts vont se jouer sur un temps long et que ses traces seront durables, notamment du point de vue social et économique. L’enjeu est donc principalement aujourd’hui de ne pas y rajouter un impact environnemental majeur en prenant des décisions à la petite semaine en fonction d’urgences sectorielles. Cette contingence environnementale va revenir très rapidement par la grande porte et il serait suicidaire pour l’ensemble des parties de ne pas tirer enseignement de ce qui se passe pour se préparer à ce qui advient.

Le fait nouveau n’est pas la pandémie car elles ont toujours existé dans l’histoire de l’humanité. La nouveauté réside dans le contexte dans lequel cette pandémie intervient. De tout temps la lutte contre une pandémie a été centrée sur la capacité des communautés à s’isoler collectivement et à se protéger individuellement L’objectif a toujours été de construire l’immunité collective en limitant au maximum la mortalité. L’apparition de vaccins ou de traitement n’ont fait que permettre cette immunité avec un coût humain minimum. La lutte contre une pandémie repose avant tout sur la mobilisation de l’intelligence collective, gestes barrières, comportements collectifs de précaution. Dans le passé, les pandémies ont pu être maitrisés sans pour autant bloquer l’ensemble de l’appareil productif mais aujourd’hui les mouvements de population par leurs volumes et leur disparité ont rendu impossible le contrôle de cette pandémie autrement que par une inédite prise de mesures de confinement.

La rupture, si rupture il y a, est donc due à la juxtaposition de ce modèle globalisé et de l’évènement pandémique et non pas à l’évènement pandémique seul. Elle oblige à un choix et nous alerte sur le changement inéluctable qui va se produire en fonction du choix que nous allons faire. Notre mode de vie, notre modèle économique basés sur la croissance, notre organisation sociale nous obligent pour maitriser cette pandémie soit à remettre en question notre modèle basé sur la croissance économique et démographique soit à prendre la démocratie, c’est-à-dire nos libertés, comme variable d’ajustement.

Cette « crise » est seulement un catalyseur, un accélérateur possible de prise de conscience mais ne fait qu’accélérer, que rendre plus urgent la nécessité de ce choix face à une réalité objective dont le diagnostic est fait depuis plusieurs décennies. Le choix se pose au niveau individuel, dans notre intimité, notre quotidien, nos manières de penser et au niveau collectif au sein des différentes institutions auxquelles nous appartenons, (pays, collectivité territoriale, classe sociale, associations, entreprise). Il s’agit de choisir entre une croissance économique et démographique sans retenue, devenue incontrôlable et une société recentrée sur la sobriété, la préservation des ressources, sur une répartition équitable des richesses et enfin sur la culture et l’éducation pour permettre à toutes et tous d’être en capacité de s’emparer de la complexité du monde pour trouver une place dans un jeu démocratique.

Christophe BEUROIS, cofondateur et animateur de la scop Médiation et Environnement

Alexandre BRAILOWSKY, Directeur de la Responsabilité Sociétale ENGIE

 

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