La reconquête des souverainetés agricoles et alimentaires en Afrique (une introduction)

La reconquête des souverainetés agricoles et alimentaires en Afrique (une introduction)

Les projections de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) sont une source d’information indispensable. Elles prédisent qu’à l’horizon 2050, la population de l’Afrique subsaharienne dont il est question dans cet ouvrage doublera vraisemblablement et donc que la progression de la demande en produits alimentaires sera la plus forte parmi celles de toutes les régions du monde. Comment le monde rural, majoritairement constitué de petites exploitations et qui concentre encore 60 % de la population active, parviendra-t-il à satisfaire cette demande et ainsi contribuer à la souveraineté alimentaire du continent ?
La Déclaration de Malabo, adoptée en 2014 par les membres de l’Union africaine, a proposé une réponse. Son ambition est dans son titre : Accélération de la croissance et la transformation de l’agriculture en Afrique pour une prospérité partagée et de meilleures conditions de vie. Dans ce texte, les États ont pris une série d’engagements, à l’horizon 2025 : éradiquer la faim, réduire la pauvreté de moitié, tripler le commerce intra-africain des produits et services agricoles et renforcer la résilience des moyens de subsistance et des systèmes de production au changement climatique et à la perte de la biodiversité.
Six ans plus tard, le nombre de personnes en situation d’insécurité alimentaire aiguë a augmenté. Les causes sont multiples : des événements climatiques extrêmes dans certains pays, des situations d’insécurité dans d’autres avec des déplacements de population à grande échelle dans les pays touchés par les conflits. L’Afrique de l’Est et la Corne de l’Afrique faisaient face à des inondations et à une infestation acridienne d’une ampleur inédite depuis 70 ans ; tandis qu’au Zimbabwe et au Mozambique, les précipitations avaient été inhabituellement faibles ; les conflits au Nigeria, au Soudan du Sud, en Centrafrique, au Cameroun, dans les Grands Lacs et dans l’aride du Sahel avaient quant à eux aggravé la chronique de l’insécurité alimentaire. Avec la chute des prix des produits de base, les producteurs de cultures telles que le cacao et le café se dirigeaient vers la catastrophe.
Certaines régions agricoles étaient donc déjà en difficulté lorsque les craintes de pandémie de la Covid-19 les ont brusquement enfermées. La crise sanitaire s’est ajoutée aux divers facteurs pénalisants au point de voir la situation alimentaire et nutritionnelle dans tous les pays empirer dramatiquement. Cette crise qui marque une rupture dans le processus de croissance macroéconomique continu depuis deux décennies a entraîné une grave perte de revenus pour les agriculteurs, les éleveurs et les pêcheurs. Moins sous l’effet de la pandémie en tant que telle que du fait des impacts des mesures prises pour la gérer. Les marchés locaux ont été perturbés en raison des entraves à la mobilité et de l’augmentation des prix des intrants et des équipements. Les pertes après récolte — un fléau parfois pire que les insectes ravageurs — ont augmenté avec la défaillance des capacités de stockage et les entraves à l’accès au marché. Les ponctions sur les réserves alimentaires ont été importantes. Les dispositifs de soutien technique et financier aux agriculteurs locaux ont été mis à mal. On pense aux institutions d’alerte précoce, aux dispositifs de conseil, aux interventions vétérinaires, à la lutte antiparasitaire et aux divers services financiers. Une autre conséquence porte sur la marge de manœuvre budgétaire dont disposent les gouvernements pour soutenir des dépenses agricoles d’envergure, notamment les subventions aux intrants et le soutien aux prix. En raison du besoin de donner la priorité au financement des systèmes de santé, celui des activités agricoles a été réduit dans de nombreux pays.
En situation d’incertitude, les frayeurs malthusiennes prospèrent aisément. Il faut dire qu’au moins 50 millions d’Africains ont été poussés dans l’extrême pauvreté. La montée de la pauvreté s’accompagne toujours d’une baisse de la demande des produits alimentaires. Par voie de conséquence, dans ce genre de circonstances, non seulement les ménages africains ne peuvent plus accéder à des denrées alimentaires riches en nutriments et diversifiées, mais ils constatent également que leurs apports caloriques basiques diminuent.
Face à cette calamité, des mesures inédites ont été prises par les États pour sécuriser la production et l’approvisionnement en nourriture. Les filets sociaux déployés ont joué un rôle crucial et demeurent des outils d’intérêt pour des solutions à long terme. Certaines entreprises et les organisations paysannes se sont également mobilisées pour organiser les approvisionnements et combler les lacunes des systèmes alimentaires existants.
De telles crises rappellent l’importance de libérer le potentiel de développement endogène de l’Afrique subsaharienne. Comment y parvenir ? Les réponses résident dans la construction de systèmes résilients. Il faut des terres rendues plus productives par l’agroécologie, mais sans exclure d’autres itinéraires techniques ; un savoir-faire paysan valorisé, mais enrichi par des innovations ; des organisations représentatives qui mettent mieux en avant le rôle central des femmes ; des chaînes de valeur étroitement connectées aux marchés urbains locaux et régionaux. La reconquête des souverainetés fondamentales — agricoles, pastorales, sylvicoles, halieutiques, alimentaires — est assurément le défi de la décennie de l’Afrique-d’après.
Cet ouvrage porte sur l’Afrique des 49 pays au sud du Sahara. Cette riche mosaïque d’écosystèmes, où les hommes dialoguent diversement avec la nature, répond aussi différemment aux violences d’une crise climatique, sanitaire, sécuritaire ou économique. Mais le facteur commun est que, confrontée aux menaces systémiques, présentes et futures, toutes les Afriques n’ont guère d’autre choix que celui de rompre avec un engrenage infernal. Par conséquent, la question qui se pose est la suivante : la crise du coronavirus peut-elle être l’occasion historique pour réinventer des systèmes alimentaires sains, souverains, tournés vers les demandes locales et régionales et renforcer la résilience pour l’avenir ?
Une ébauche de réponse a été apportée. En plein cœur de la pandémie, la responsabilité mutuelle des États opérant aux échelles régionales a été affirmée. Reconnaissant les effets négatifs des fermetures de frontières, l’Union africaine et l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) ont publié un « Engagement commun » pour « soutenir l’accès à l’alimentation et à la nutrition des plus vulnérables d’Afrique ; fournir aux Africains une protection sociale ; minimiser les perturbations dans la circulation et le transport sûrs des personnes essentielles, ainsi que dans le transport et la commercialisation des biens et services ; et garder les frontières ouvertes sur le continent pour le commerce des produits alimentaires et agricoles ».
La crise oblige donc à renouveler l’intérêt accordé aux politiques en matière d’agriculture, de pêche, d’élevage et de sylviculture en Afrique subsaharienne. Pour éviter un plus grave enchaînement des déséquilibres et les effets de chaos qui en résulteraient, la stratégie de la souveraineté agricole et alimentaire revient logiquement au-devant de la scène. Elle doit permettre d’anticiper et de traiter les chocs récurrents comme des caractéristiques pérennes et non comme des anomalies imprévues. Elle doit faire des propositions pertinentes pour affronter divers enjeux comme celui de la productivité du travail et de la terre, celui de l’accès au crédit et aux marchés urbains et celui en amont de la sécurisation foncière, le seul moyen d’impliquer véritablement la paysannerie dans la durée, celle-ci étant convaincue qu’elle est alors capable d’œuvrer pour son bien-être et celui des générations futures.

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